Suivant la vague d’émigration italienne vers le Brésil, Giovanni Rossi, vétérinaire pisan, anarchiste de coeur et défenseur du socialisme expérimental, part en 1890, en compagnie de quelques camarades, pour fonder une communauté basée sur les principes anarchistes, un projet qu’il avait vainement tenté de réaliser en Italie. Après maintes péripéties, alternant des périodes d’enthousiasme et de total découragement, la Cecilia est dissoute en 1894. Voyage, amour, exotisme, grands idéaux mais aussi grandes déceptions, tout concourt à donner un caractère exaltant à cette expérience de vie communautaire à laquelle ont déjà été consacrés un roman, une chanson, un film, une pièce de théâtre.
Cette étude, basée sur du matériel d’archives et des journaux d’époque, retrace toute l’histoire de la colonie, depuis la naissance du projet dans les rêves du tout jeune Rossi jusqu’aux traces laissées dans l’imaginaire de ceux qui se sont intéressés, de près ou de loin, à la Cecilia.
Isabelle Felici est maître de conférences à l’Université de Toulon et du Var. En 1994, elle a soutenu à l’Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III une thèse de doctorat sur les journaux anarchistes publiés en italien au Brésil au tournant du xxe siècle. Ses recherches portent sur l’émigration italienne et ses manifestations culturelles. La grande transformation Karl Polanyi
Karl Polanyi est né la même année que Keynes (1886), à Budapest, en Hongrie. Un ami de sa mère, Samuel Klatchko (très proche de Léon Trotski), tenait une librairie à Vienne et représentait officieusement les organisations illégales qui luttaient contre la Russie tsariste. Entre Vienne et Budapest (les deux grandes villes de l’Empire austro-hongrois), les communications étaient faciles : aussi, chez les Polanyi, on recevait fréquemment des révolutionnaires envoyés par Klatchko. Elevé dans ce milieu militant, il n’est pas étonnant que Polanyi se soit senti la fibre socialiste, mais d’un socialisme humaniste, non marxiste (il reprochait beaucoup à Marx son déterminisme économique). Etudiant à Budapest, il est l’un des animateurs du Cercle Galilée, une association progressiste qui s’efforce de promouvoir une sorte de révolution culturelle à travers l’alphabétisation des classes populaires. Cela lui vaut d’être renvoyé de l’université de Pest en 1909.
Officier de cavalerie durant la Première
Guerre mondiale, il est choqué par la bestialité et l’horreur de ce
premier conflit de masse. Il écrit que c’est cette prise de conscience
qui le poussa à tenter de comprendre les origines profondes de ce
cataclysme. Après la guerre, il prend part à la révolution hongroise de
1919, qui échoua assez vite : aussi, il émigre à Vienne, où il devient
journaliste économiste. il y rencontre une jeune révolutionnaire
d’origine polonaise, Ilona Duczynska, qu’il épouse. A Vienne, patrie de
toute une brillante cohorte d’économistes – Menger, Böhm-Bawerk, Von
Wieser, Von Mises, Von Hayek, Schumpeter… -, il organise un séminaire de
réflexion sur l’économie socialiste, qui l’amène à polémiquer avec Von
Mises. Ce dernier estimait que l’économie socialiste, faute
d’informations transmises par un marché libre, n’était pas viable.
Pour Polanyi, au contraire, si l’on s’appuie sur des associations
coopératives de producteurs et de consommateurs, c’est jouable, puisque
cela permet de tempérer les critères d’efficacité économique par des
choix sociaux librement déterminés par les associations. Von Mises dut
reconnaître que cette espèce de marchandage socio-économique
décentralisé pouvait fonctionner, contrairement à la planification
centralisée. Comme beaucoup d’intellectuels progressistes, Polanyi
émigre d’abord au Royaume-Uni, puis aux Etats-Unis dans les années 30,
comme universitaire.
En 1944, paraît « La grande transformation », son maître livre (traduit chez Gallimard). En 1956, il soutient la tentative de révolution hongroise, qui s’efforça en vain de soulever la chape de plomb soviétique.
En 1960, avec Joan Robinson, Oskar Lange, Ragnar Frisch, Gunnar Myrdal, Jan Tinbergen (ces trois derniers devant recevoir ultérieurement le Nobel de sciences économiques), il fonde une revue de socio-économie à orientation socialiste, « Coexistence », qui n’a qu’une existence éphémère. En 1961, puis en 1963, il retourne à Budapest pour y donner des conférences. Ce fut, nous dit sa fille, l’un de ses derniers bonheurs : il meurt en 1964 au Canada. Il existe un institut d’économie politique Karl Polanyi à Montréal (université Concordia) animé par Marguerite Mendell.
En français sont parus les textes suivants : « La grande transformation », éd. Gallimard (1983). « Les systèmes économiques dans l’histoire et la théorie », éd. Larousse (1975). « La fallace de l’économique », Bulletin du Mauss No 18 (juin 1986), extrait de « The livehood of Man ». « La comptabilité socialiste », Cahier monnaie et financement, université Lyon II, 1994.
Il convient enfin de signaler « La modernité de Karl Polanyi », un ouvrage essentiel élaboré autour des analyses de Polanyi, récemment paru aux éditions L’Harmattan (1998), avec notamment des contributions de Jean-Michel Servet, Alain Caillé, Serge Latouche, Yves Crozet et Guy Roustang.
Note de présentation de la revue Alternatives Economiques
Les associations et la loi 1901, cent ans après
Née d’un artifice juridique, qui l’assimile à un contrat, l’association
semble riche de paradoxes : jouissant d’une liberté entière quant aux
conditions dans lesquelles elle se forme et acquiert la personnalité
morale, elle ne possède néanmoins qu’une capacité civile réduite ;
institution privée, elle est largement présente dans la sphère
administrative ; en dépit de son but désintéressé, elle s’est également
étendue dans le domaine marchand ; outil de la liberté d’expression,
elle peut, dans son fonctionnement interne, n’être soumise à aucune
règle démocratique ; jalouse de son indépendance, elle développe
néanmoins, à toutes les époques, une relation complexe avec l’autorité,
qui lui confère reconnaissance et privilèges fiscaux, quand elle ne lui
délègue pas une partie de l’action publique. Conseil d’Etat – 03/2000 La
modernité de Karl Polanyi sous la dir. de Jean-Michel Servet, Jérôme
Maucourant et André Tiran,
Karl Polanyi, on le sait (voir Alternatives
Economiques No 159, mai 1998), ne se montre pas critique à l’égard du
marché, mais à l’égard du fait que, depuis un siècle, le marché tend à
envahir toute la vie sociale et à chasser deux autres formes de
relations sociales, la redistribution et la réciprocité, pourtant
nécessaires à toute société digne de ce nom. Au fil des contributions,
on découvre donc un socialiste démocrate, voyant dans l’éducation plus
que dans la révolution la clé du changement et analysant le caractère
exceptionnel du capitalisme au regard des sociétés organisées selon
d’autres principes.
Au-delà de cette partie biographique et ethnologique, on lira avec
intérêt les interventions expliquant l’actualité de Karl Polanyi.
Mais c’est surtout la partie monétaire qui ouvre des horizons novateurs : Jean-Michel Servet nous explique comment Polanyi récuse la fable du troc comme début des échanges. Pour les économistes, l’échange est une fin en soi. Pour Polanyi, il n’est qu’un des moyens – et pas le plus important – pour cimenter une société. Décapant, mais pas toujours facile à lire. Note de lecture réalisée par Denis Clerc pour la revue Alternatives Economiques